jeudi 12 mai 2016

Croisés et djihad, passé et présent

La propagande islamiste emploie, dans ses communiqués, une terminologie où la notion de djihad tient une place importante. Les croisés y sont également mentionnés. Ainsi, suite aux attentats de Bruxelles de mars 2016, leur revendication indique : "une cellule des soldats du Califat s'est élancée en direction de la Belgique croisée. (...) La crainte et l'effroi (ont été jetés) dans le cœur des croisés, en plein dans leur terre (...), des soldats du Califat (...) se sont élancés (...) pour tuer un grand nombre de croisés. (...) Nous promettons aux Etats croisés (...) des jours bien sombres."

Le choix de ce vocabulaire n'est évidemment pas anodin et renvoie à d'autres périodes tragiques de l'histoire. Jules Michelet nous ramène ainsi en l'an mil dans cette citation de son Histoire de France : "Il y avait bien longtemps que ces deux sœurs, ces deux moitiés de l'humanité, l'Europe et l'Asie, la religion chrétienne et la musulmane, s'étaient perdues de vue, lorsqu'elles furent replacées en face par la croisade, et qu'elles se regardèrent. Le premier coup d'œil fut d'horreur."

Voici donc un petit retour en arrière, en 1095, lorsque le pape Urbain II exhorte toute la chrétienté à prendre les armes pour établir sa souveraineté dans la lointaine Terre sainte. Dans le cadre de cette expédition guerrière, les soldats croisés sont nommés ainsi parce qu'ils portent une croix brodée sur leurs habits. A cette époque, les valeurs des chevaliers sont le courage et la force. L'Eglise tente de canaliser ces énergies belliqueuses en y instillant quelques notions chrétiennes : piété, protection du clergé et de ses biens. Le but suprême doit devenir la lutte contre l'infidèle. L'Eglise fait de la croisade l'idée d'une guerre juste, la chrétienté étant une patrie qu'il faut défendre contre l'agresseur. En juillet 1099, ce sont pourtant les croisés qui sont les agresseurs, lorsqu'ils prennent la ville de Jerusalem, pourtant surnommée "le Royaume des Cieux" : musulmans et juifs sont passés au fil de l'épée, les pillages et massacres durent deux jours. Ce comportement barbare et sanguinaire provoque une onde de choc dans tout le Proche-Orient, et laisse un souvenir durable.

L'auteur Amin Maalouf écrivait en 1983 dans Les Croisades vues par les Arabes : "L'Orient arabe voit toujours en l'Occident un ennemi naturel. Contre lui, tout acte hostile (...) n'est que revanche légitime. Et l'on ne peut douter que la cassure entre ces deux mondes date des croisades". Il ne pensait sûrement pas que les événements récents lui donneraient autant raison, ni que les derniers attentats teinteraient cette citation d'un air prophétique. Ces attaques démontrent que certains aujourd'hui nous en gardent encore rancune; leur définition du jihad renoue avec son sens de l'époque : chasser les mécréants et étendre l'Islam.

Voilà donc que les rôles s'inversent : d'agresseur au XIème siècle, l'Europe est maintenant agressée. Il appartient dès lors aux croisés du XXIème siècle de se défendre.

Fred Deion

dimanche 8 mai 2016

Entretiens avec Bernard Wicht sur le "Nouveau Moyen Age"

Le lecteur attentif aura pris connaissance avec un vif intérêt des deux brillants entretiens que Bernard Wicht (privat-docent à la faculté des sciences sociales et politiques de l'université de Lausanne) a accordé récemment à "Défense et Sécurité Internationale" (DSI) et à "Allez savoir !" (AS!)
Pour ceux qui seraient néanmoins passés à côté de ces deux articles, voici une petite session de rattrapage avec un best of des meilleures citations :

"L'affrontement entre Etats (ne domine plus) l'art de la guerre. (Celle-ci) se déroule à l'intérieur des sociétés et, dans la majorité des cas, entre des protagonistes non étatiques. C'est pourquoi la notion de Nouveau Moyen Age est très intéressante pour interpréter notre époque, (via des modèles tirés) du Moyen Age historique, c'est-à-dire la période s'étalant (...) de la chute de l'Empire romain d'Occident (476) à celle de Constantinople (1453). Cela permet d'envisager comment des sociétés sans Etat peuvent, à l'exemple de la féodalité, mettre en œuvre un système militaire efficace (la chevalerie), ou comment des Etats sans territoire peuvent se doter d'une puissance militaire et financière ainsi que l'indique le cas des Templiers. (...) Le Moyen Age connaît une pluralité de formes d'organisation proto- ou para-étatiques telles que les armées privées de chevaliers-brigands ou les sociétés de pirates. (...)(Aujourd'hui, les) groupes armés, seigneurs de guerre, gangs (sont) en mesure de proposer à certaines sociétés une alternative (...) à l'Etat-nation (...) : narco-guérillas telles que les FARC, aux gangs tels que les Zetas mexicains, aux groupes armés (Hamas, Daech) et aux mafias. (...)(Ce sont ces caractéristiques qui) seront celles de l'armée ennemie que nous aurons très probablement à combattre en Europe d'ici une décennie. Cette armée sera 1) transnationale, 2) low tech-low cost, 3) recrutera sur la base d'un récit commun (religion-idéologie), 4) contrôlera les populations nationales par la terreur, 5) se financera par le commerce de produits légaux et illégaux, 6) pratiquera le zébrage des territoires (zones de non-droit, caches, tunnels), 7) aura pour tactique principale de créer l'insécurité pour étendre son contrôle (attentats, enlèvements, check points mobiles).(...) Trois règles (se dégagent) pour appréhender la réalité contemporaine : premièrement, l'allégeance stato-nationale unique fait place à une pluralité d'allégeances tribales (mafias, gangs, diasporas); deuxièmement, (...) des institutions formelles (se vident) de leur substance tandis que des organisations informelles montent en puissance; troisièmement, (...) seuls ceux qui s'adaptent survivent. (...) Le citoyen-soldat 2.0 (fonde sa démarche) sur son droit naturel  à la légitime défense, (...) car (il) n'affronte pas une armée conventionnelle, ni un adversaire régulier, mais un ennemi irrégulier pratiquant aussi bien le viol, l'enlèvement, la décapitation que le raid et l'embuscade." (DSI)

"La multiplication des affrontements entre les Etats-nations actuels et des groupes sans territoire, mais dotés d'une réelle puissance financière et militaire (annonce l'entrée) dans la guerre civile moléculaire. (...) A Paris, en novembre 2015, l'Etat islamique a porté des coups avec de petites équipes de 3-4 combattants armés de leur détermination et de leur kalachnikov. Dans la guerre civile moléculaire, le conflit se déroule au niveau des individus." D'un côté "les soldats du djihad", où on trouve une "nouvelle trilogie formée de la kalachnikov, du Coran et de la drogue, (...) les terroristes sont souvent des petits délinquants, de petits dealers. (...) Ces liens avec le crime organisé sont l'une des grandes caractéristiques des groupes armés à l'heure actuelle, que ce soit Daech, le Hamas (en Palestine), les Talibans (en Afghanistan) ou encore les FARC en Colombie. A la différence des armées conventionnelles, ces mouvements sont devenus capables de se financer par eux-mêmes : (...) pétrole, (...) le trafic des antiquités, le commerce de la drogue, (...) la vente d'esclaves ou d'otages, les trafics d'armes et autres extorsions ou rapines. (...) Ces réseaux maffieux pourraient encore constituer une porte de sortie, le jour où l'Etat islamique connaîtra des difficultés à défendre sa base arrière. On peut ainsi imaginer que, si Daech devait être contré en Syrie, il sera capable de se rematérialiser en Lybie (voire en Europe), en faisant passer ses combattants dans le flux des réfugiés, pour les réarmer sur place grâce aux trafics d'armes. Daech, c'est l'armée, ou les armées que l'Europe aura probablement à combattre sur son territoire d'ici une décennie environ." (AS!)

Si cette sombre prévision se confirme, serons-nous prêts ?  

Fred Deion

A lire de Bernard Wicht : "Une nouvelle guerre de trente ans ? Réflexion et hypothèse sur la crise actuelle" et "Europe Mad Max demain ? Retour à la défense citoyenne"

jeudi 5 mai 2016

Votation du 5 juin : Revenu de base inconditionel (RBI). Utopie ou imposture ?

A un mois du prochain exercice démocratique auquel se livre régulièrement les Suisses, j'ai été apostrophé : "Le RBI, t'en penses quoi ?"
De nombreux arguments sont mis en avant par ses partisans, et j'en ai retenu trois parmi les plus fréquemment cités.
Argument 1 : La révolution numérique supprime des emplois (ce qui est parfaitement exact). Pourtant, ce n'est pas la première fois qu'un changement de mode de production impacte l'activité de l'être humain. Il y a eu en effet 4 révolutions majeures dans l’histoire de l’homme : les révolutions néolithique, industrielle, tertiaire et maintenant numérique.
La première révolution du mode de production, agricole, survient lorsque des groupes de chasseurs-cueilleurs mobiles (qui suivent les migrations des animaux sauvages au pas de course) se sédentarisent pour pratiquer l’agriculture. Les plantes et animaux sauvages sont domestiqués dès 14'000 ans avant J.-C. en Mésopotomie. Au cours des millénaires suivants, ces tribus de chasseurs-cueilleurs nomades fondent des villages permanents, ce qui favorise le développement de densités de population de plus en plus grandes, une division du travail de plus en plus complexe, des structures administratives et politiques centralisées. En résumé, la révolution néolithique est celle de la transition du chasseur vers l’agriculteur.
La révolution industrielle survient à la fin du XVIIIème siècle (en Grande-Bretagne) et au XIXème siècle (reste de l'Europe, USA), lorsque la mécanisation de l’outil de production agraire pousse des ouvriers agricoles désoeuvrés vers les villes demandeuses de force de travail pour s'engager dans les usines nouvellement créées. En résumé, la révolution industrielle est celle de la transition de l’agriculteur vers l’ouvrier.
Avec l’automatisation du début du XXème siècle, les usines cessent d’être le premier employeur, mais avec l’éducation qui se généralise (école obligatoire), la baisse de l’emploi ouvrier (col bleu) est compensée par la montée de l’emploi tertiaire (col blanc). En résumé, la révolution tertiaire est celle de la transition de l’ouvrier vers l’employé de bureau.
Aujourd'hui, même si la révolution numérique fait disparaître des emplois (personnel de bureau, caissiers, réceptionnistes, postiers, comptables, etc.), il faut laisser d’autres activités prendre le relais avant de décréter à priori que ces places de travail sont perdues à jamais. En effet, les professions supprimées par la numérisation pourront être remplacées par de nouveaux métiers, par exemple dans les domaines suivants :
  • santé, soin, aide, accompagnement et service à la personne
  • IT, communication, ingénierie et nouvelles technologies
  • écologie, développement durable, énergie renouvelable, recyclage
Argument 2 : Le RBI permet de choisir son métier et d'avoir un travail ayant du sens.
Les employés qui ont pu faire de leur passion, leur travail, ne sont certainement pas majoritaires. La plupart doivent s'accommoder de leur chef, de leurs collègues, de leurs horaires, de leur activité.
Comment la création d'un RBI permettrait de transformer le contenu des emplois en quelque chose de plus attractif ? Au contraire, ceux qui choisiront d'arrêter un travail vécu comme une contrainte poseront les problèmes suivants : qui pour les remplacer (pénurie de main d'œuvre) ? Qui pour financer les prestations de l'Etat, inclus le RBI (car s'il y a moins de travailleurs, il y aura aussi moins de rentrées fiscales) ? Qui pour accomplir les emplois peu rémunérés, pénibles (il n'y aura plus aucun intérêt à effectuer un travail dont le salaire est proche du RBI) ?

Argument 3 : Le RBI permet de se consacrer à autre chose, formation, éducation, bénévolat, création artistique, développement personnel.
Même si rien n'empêche de faire ce qui précède à côté de son travail, ce serait évidemment agréable d'avoir plus de temps libre pour faire ce qu'on a envie (=plaisir) plutôt que de travailler (=effort). Malheureusement, un tel modèle de société hédoniste et oisif risque de ne pas être ni très productif, ni prospère (voir la déindustrialisation de la France des 35h). Si on veut que la Suisse garde son niveau de confort, sa qualité de vie, sa richesse et ses emplois, il risque bien de falloir continuer à tous travailler; sans parler du risque que des entreprises délocalisent, si la fiscalité monte pour financer le RBI (alors que les exportateurs sont déjà impactés par le franc fort et l'absence de croissance mondiale).

Il y a d'autres arguments pour et contre, mais en résumé, le tout paraît idéaliste, angélique voire naïf et même dangereux. Plutôt qu'une utopie, le RBI, en faisant rêver à un revenu sans aucune contre-partie, apparaît en fait bien plus comme une imposture. Dans ce contexte, mentionnons aussi la question des droits et des devoirs. La tendance actuelle est pour de plus en plus de gens de ne revendiquer que leurs droits, tout en n'assumant aucun devoir (par exemple, les citoyens suisses sont soumis au service militaire, pour assurer un bien commun qui est la sécurité du pays). Cette mentalité d'assisté et de profiteur du système, qui dérape ensuite en fraudeur et tricheur (abus aux prestations sociales, évasion fiscale, etc.) et au parasitisme (tel qu'il s'est développé en France, en Grèce, etc.), mène à la faillite de l'Etat (tout le monde veut obtenir des allocations, sans contribuer à l'intérêt général). Le RBI critique le système mais compte sur l'Etat pour son financement. Ironie ou hypocrisie ?

In fine, le RBI va sans doute à contre-sens de l'histoire. L'Etat-nation moderne, qui s'est construit au XVIIIème siècle (années 1700-1800), et qui a connu ses heures de gloire aux XIXème et XXème siècles, est en crise et en cours d'effondrement. Les conflits asymétriques et guerres civiles, les menaces transnationales qui sapent les fondements même de l'Etat (terrorisme, immigration), les zones de non-droits (trafics et communautarisme radical dans les banlieues) se multiplient et leurs effets à long terme ne doivent pas être sous-estimés. Compter donc sur un financement pérenne du RBI par un Etat en voie de disparition paraît dans ce contexte illusoire. La solution est plutôt à chercher vers l'autonomie et la résilience, l'initiative individuelle, en comptant sur l'Etat le moins possible.
Ceci pour traverser le mieux possible le "Nouveau Moyen Age" que sera notre XXIème siècle.

Fred Deion
https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2015/8727.pdf 

dimanche 1 mai 2016

La loi travail El Khomri vue depuis la Suisse

En ce 1er mai, jour de la fête du travailleur, du manifestant, du casseur et de son pavé qui vole (tiens, ce n'est pas le jour du fonctionnaire des forces de l'ordre), prenons un peu de hauteur (et même un peu plus haut que le pavé volant précité) et faisons un petit état des lieux de la maison France, vue depuis la Suisse :
  • 10,5% de chômeurs et 26% de chômeurs parmi les jeunes
  • 9 contrats sur 10 signés ne sont pas des CDI
  • Les emplois précaires (CDD, stages pas ou peu rémunérés, etc.) sont devenus la norme
  • pour réglementer tout cela, le code du travail français approche bientôt les 4000 pages
Et en Suisse ?
  • 3,6% de chômeurs, soit 155'000 personnes
  • 99% des contrats signés sont des CDI
  • Le droit du travail suisse ne compte qu'une cinquantaine de pages (cf titre 10 du code des obligations : du contrat de travail)
Alors oui, le droit du travail suisse est beaucoup plus souple et flexible, c'est possible de licencier un employé pour motif économique, de réorganisation, suppression de poste, etc.
Pourtant, si c'était si horrible de travailler dans cet enfer libéral, pourquoi 167'000 français traverseraient tous les jours la frontière...? pour un emploi qu'ils ne trouvent pas chez eux.

Alors, voisins et amis gaulois, je vais vous donner raison : manifestez, faites retirer ce projet de loi, ne changez surtout rien, même si la situation actuelle est catastrophique.
Ainsi, la France va continuer à se déindustrialiser, à perdre des emplois qui seront soit supprimés, soit délocalisés. Pourquoi s'inquiéter ? L'Etat y pourvoira, et si le RSA ou les indemnités chômage ne suffisent plus, le gouvernement inventera bien une nouvelle allocation.

Et lorsque l'Etat ploiera finalement sous sa dette qui n'aura cessé d'augmenter, le rating de la France sera encore dégradé par le agences de notation en dessous de la zone des "A" pour arriver dans la zone des "B". Cette dégradation empêchera les investisseurs institutionnels de financer le déficit français, et la France n'aura plus pour seule alternative, comme la Grèce avant elle, que de se tourner vers le FMI et la BCE. Belle perspective... et n'oubliez pas "qui paie, décide" : les réformes que vous n'avez su faire, vous seront imposées par d'autres.

Fred Deion
http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/loi_no2016-1088_du_8_aout_2016_version_initiale.pdf